[Some guys are bigger than others] Beauvois et Joule

Parce que je suis un chic type, aujourd’hui, je vais vous éviter la lecture d’un ouvrage bien singulier issu du monde académique. Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule partagent, outre des prénoms composés pour le moins originaux, un grade de Professeur des universités en psychologie sociale et un statut de spécialistes français de la théorie de la dissonance cognitive.

Leur Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (2002 ; paru aux PUG) se veut une contribution à la vulgarisation des avancées majeures en psychologie sociale et en psychosociologie autour du thème, vous l’aurez compris, de la manipulation ; rappelons qu’ils sont également à l’origine de la notion assez bien sentie de “soumission librement consentie”.

De la lecture de ce livre — à l’égard duquel la critique la plus sévère que j’aurai à formuler tient au ton qui y est employé, un peu trop trivial à mon goût — on peut retenir quelques idées, dont la plupart ont, convenons-en, la valeur rassurante du bon sens, mais dont d’autres ont, plus étrangement, des relents de Baudrillard.

La manipulation prend ainsi bien plus souvent la forme d’orientations anodines du comportement que d’importants chantiers de reconfiguration de la pensée d’autrui ; comme en témoignent l’efficacité apparente d’un simple toucher de l’avant-bras de son interlocuteur, ou, plus probant encore, de ce que les auteurs nomment la technique du “pied-dans-la-porte”. En résumé, il suffit ici, dans la droite ligne de la théorie de l’engagement, d’obtenir de la personne-cible un comportement très peu coûteux, qui n’a en fait pour seul but que de la mettre dans les meilleures conditions pour accéder à une autre requête, beaucoup plus coûteuse cette fois, et à laquelle elle n’aurait selon toute vraisemblance pas accepté de se plier sans la première étape. Une condition est cependant requise : la personne doit toujours être “libre” de son choix, car cette “liberté”, contrairement à ce qu’on pourrait avoir tendance à penser de prime abord, l’ “engage” (i.e. la contraint, de facto) beaucoup plus qu’une obligation. Les guillemets ont ici toute leur place, puisqu’il s’agit bien évidemment d’une liberté toute relative et, somme toute, illusoire.

La seconde série de résultats que je souhaitais évoquer concerne le lien introduit par les auteurs entre ces techniques de manipulation et la publicité. La thèse défendue y est, à mon sens, particulièrement fine ; et, donc, me rappelle Baudrillard avec un détour par Festinger.

En toute sincérité, ne vous est-il jamais arrivé d’effectuer un achat sans trop savoir pourquoi ? Par exemple : une automobile de telle marque plutôt que de telle autre ? Oui ? Alors vous vous rappelez peut-être que vous vous êtes efforcé, aussitôt après, de trouver des raisons qui attestaient du bien-fondé de votre achat. Et ces raisons où les avez-vous trouvées, sinon dans la publicité ? (*) On peut à ce propos se demander si l’une des fonctions essentielles des images publicitaires,  plutôt que d’appâter le client potentiel, ce que l’on proclame, ne serait pas de conforter les clients effectifs dans les comportements d’achat qu’ils ont déjà réalisés, ce qu’on ne dit pas (p. 224 ; c’est moi qui souligne).

Ce qui me paraît donc très intéressant ici, c’est cette idée de rationalisation a posteriori (voire de rationalisation tout court au sens de S. Freud si je ne m’abuse) de l’acte d’achat et de ce qu’il peut bien vouloir dire en regard des propositions dominantes en économie ; notamment parce qu’il suppose des achats non-rationnels (mais ce ne serait pas la première fois), encore plus parce qu’il se heurte à toute notion d’efficacité du marketing dans l’acte d’achat… et donc du marketing. Je suis persuadé qu’il y a des études sur ça, et je suis curieux de ce qu’elles en disent, parce que le marketing me paraît au contraire, et de plus en plus, largement prédominer à la rationalisation a priori d’un comportement d’achat (quoi qu’il ne s’agisse que d’une intuition, je n’ai pas de connaissances plus approfondies sur le sujet).

Je suis donc à la fois enthousiasmé par une telle proposition, et à la fois elle me paraît tellement contraire à mes “codes” habituels que je ne sais vraiment qu’en faire…

(*)  J’ai quand même une sérieuse réserve sur ce point, où l’argument “toutes les justifications à vos actes d’achat résident dans la publicité” me semble un peu faiblard, à la lecture justement de la Société de consommation (où ces justifications ne s’encombrent pas du retour à la publicité pour s’inscrire plus directement dans une comparaison avec les autres membres du groupe auquel on souhaite s’identifier) ; et encore plus faibles si on les oppose à l’économie des conventions (voir, notamment, De la justification : les économies de la grandeur de L. Boltanski et L. Thévenot).

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3 Responses to [Some guys are bigger than others] Beauvois et Joule

  1. Jeanfou says:

    Je sais que tu m’attendais.
    Selon moi, la publicité peut effectivement servir d’outil à la rationalisation a posteriori. Pour autant, ceci n’envoie pas au placard son influence a priori : elle est sans doute un des nombreux facteurs qui ont influencé le choix de la voiture. J’envisage même un combo particulièrement efficace :
    – a priori effet d’image : « George Clooney conduit cette voiture, les femmes fantasment sur lui, je pourrai sans doute m’attribuer un peu de sa gloire en conduisant cette voiture » (Ce n’est évidemment pas verbalisé comme ça, c’est plus insidieux)
    – a posteriori des caractéristiques techniques me permettent de justifier mon choix « C’est la seule voiture de sa gamme qui dispose de deux portes gobelets, c’est super important »

    Pour la question de la rationalité il me manque une bonne compréhension de « rationalité »…Donc je te réponds comme je peux avec ce que je sais.
    La publicité ne fonctionne plus selon l’hypothèse de rationalité depuis bien longtemps (voir les actions d’Edward Bernays (neveu de Freud) au début du siècle). Pour autant, les efforts de modélisations de l’efficacité publicitaires ont longtemps eu recours à cette hypothèse de manière plus ou moins prononcée (voir la hiérarchie des effets de Lavidge et Steiner 1961 par exemple). Les années 80 ont vu surgir les modèles duaux de persuasions qui distinguent deux processus de persuasions selon que l’individu a une forte motivation à traiter l’information (Petty et Cacioppo) : si il est très motivé il va traiter l’information de manière centrale (donc plutôt rationnel), si il est moins motivé son jugement se basera sur des éléments plus périphériques moins gourmand en ressources cognitive (utilisation d’heuristiques). Actuellement, les chercheurs s’accordent plus ou moins à dire que le processus de persuasion est quelque chose de complexe dans lequel différents processus de persuasion peuvent avoir lieu en parallèle et intéragir ( Comme le modèle LISA proposé par Derbaix et Gregory 2001 qui postule l’existence de 4 portes : Logique (voie de l’apprentissage cognitif on est proche du « rationnelle »), Imitation (interactions sociales), Sentiments (émotions et tout le toutim), Automatismes (conditionnement par exemple)).

    En bref, je ne crois pas que la rationalité des individus soit le paradigme dominant actuellement dans le marketing.

    • M.S. says:

      Trop bien !
      Comment ça fonctionne alors l’estimation de l’efficacité de la pub ? Avec un postulat interprétativiste ou, au contraire, de façon beaucoup plus expérimentale avec des échelles ?
      (N’oublie pas de répondre aux autres billets aussi ; j’ai pas fait “répondre”, donc tu n’as pas eu de notification, mais j’ai bel et bien répondu)

      • Jeanfou says:

        A ma connaissance il y a beaucoup de “rule of thumb” et de pré tests (on parle de copy testing). Je pense que les questions de paradigme épistémologiques ne se posent pas trop chez les praticiens, j’aurais tendance à croire que pour eux seule la méthode compte.

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